Kirill Serebrennikov : "Rester en Russie, c’était une manière de légitimer la guerre en Ukraine"

Publié le 15 février 2023 à 9h00, mis à jour le 15 février 2023 à 9h42

Source : TF1 Info

Opposant au régime de Vladimir Poutine, le réalisateur Kirill Serebrennikov a quitté la Russie au printemps 2022.
"La Femme de Tchaïkovski", le dernier film qu'il a tourné dans son pays, sort ce mercredi sur les écrans français.
L'occasion pour TF1info d'interroger cet artiste qui observe la guerre en Ukraine entre colère et consternation.

Ses créations flamboyantes et engagées, au cinéma comme au théâtre, ont fait de lui l’un des metteurs en scène les plus en vue de sa génération. Et un cauchemar pour le pouvoir russe, qui lui a fait payer au prix fort ses prises de positions en faveur de la communauté LGBTQ+. Interdit de sortie du territoire pendant cinq ans suite à une sombre affaire de détournements de fonds publics, Kirill Serebrennikov a quitté la Russie au printemps dernier, aux premières heures de la guerre en Ukraine. 

Alors qu’il travaille encore sur le montage de Limonov, l’adaptation du roman d’Emmanuel Carrère, et alors qu’il prépare celle de La Disparition de Joseph Mengele, le Prix Renaudot d’Olivier Guez, c’est ce mercredi 15 février qu’on peut découvrir en France La Femme de Tchaïkovski, le dernier film qu’il a tourné en Russie. Une fresque vénéneuse qui raconte l’histoire d’amour impossible entre le célèbre compositeur et la jeune femme qui avait jeté son dévolu sur lui.

C’est à Paris, où le théâtre du Châtelet proposera en mars Le Moine Noir, son spectacle inspiré de l’œuvre de Tchekhov, que nous l’avons retrouvé pour parler de son travail et de la situation d’un pays où il est désormais persona non grata. Un entretien à bâtons rompus intense avec un artiste aussi inspiré qu’en colère…

Voilà près d’un an que vous avez quitté la Russie. Dans quel état d’esprit êtes-vous ? 

Vous savez, c’est une nouvelle vie complètement différente de l’ancienne, que je mène désormais. Je vis principalement à Berlin, mais aussi à Hambourg et ici à Paris quand on me propose du travail. Heureusement, j’arrive à faire le métier que j’aime. J’ai des projets au cinéma, des projets au théâtre. Je ne peux donc pas me plaindre. S’il y a une chose qui ne me rend pas heureux, je dirais même malheureux, c’est qu’il y a une guerre pas très loin que mon pays a déclenchée, une agression envers un autre pays, avec des milliers de gens qui meurent. Il suffit de faire un tour sur son téléphone pour devenir dingue.

Vous n’êtes pas un réfugié politique. Vous considérez-vous comme un citoyen en exil… ou en pause de la Russie ? 

Je ne prononce jamais le terme d’exil, ni aucun terme en lien avec l’opposition. Ce qui nous arrive, c’est complètement autre chose. Il y a, vous le savez très bien, une énorme quantité de gens qui sont partis de la Russie en signe de protestation. Parce que le fait de rester dans le pays, c’était une manière de légitimer la guerre. Tu finis par être considéré comme d’accord avec cette guerre. Tu vois une maison qui est détruite par un obus à Dnipro… pendant que toi tu es en train de manger au restaurant à Moscou ! Pour moi, c’est sans doute un peu plus facile parce qu’avant que la guerre soit déclenchée, je savais de toute façon que ce que j’y faisais ne plaisait pas. Mes films ne plaisaient pas à l’État, ils ne plaisaient pas aux fonctionnaires. Ils me l’ont suffisamment montré et je ne me faisais aucune illusion. Aujourd’hui je sais que tant que ce pouvoir sera en place, je ne pourrais rien faire là-bas. Même y séjourner est impossible.

Kirill Serebrennikov en mai dernier au Festival de Cannes
Kirill Serebrennikov en mai dernier au Festival de Cannes - AFP

Avec La Femme de Tchaïkovski, c’est la première fois que vous tournez un film qui se déroule au XIXème siècle. N'utilisez-vous pas cette histoire pour parler de la Russie d’aujourd’hui, notamment de la place des femmes ?

Ce n’est pas une histoire directement liée à la réalité contemporaine. Le lien, c’est la perception qu’on peut en avoir aujourd’hui. La situation des femmes, au XIXème siècle, c’est qu’elles n’avaient pas de papiers à elles. Elles étaient inscrites dans les papiers du mari. Et moi ce qui m’intéressait, c’était de voir comment mon héroïne va à l’encontre de la pression de la société masculine. Tchaïkovski, c’était un homme extrêmement complexe. Ce dont il souffre dans le film, ce n’est pas d’être homosexuel. C’est que sa vie sexuelle lui paraît être en contradiction avec une prédestination de son don qui lui viendrait de Dieu. Il a donc très peur qu’en continuant à s’adonner à ce péché, lui qui était très croyant, Dieu finisse par l’empêcher de composer sa musique. Ça le tourmentait et c’est pourquoi il s’est dit un jour qu’il allait se marier, fonder une famille, avoir une vie "normale". Sauf que rien de tout ça n’a fonctionné. 

Cette présentation du personnage, certains la considèrent comme sulfureuse, non ? 

Il y a quelque temps, à la fin d’une projection, j’ai été abordé par une femme russe. Je sentais qu’elle ne voulait pas me vexer mais qu’elle avait une question assez osée à me poser. Alors j’insiste, je lui dis "Allez-y !". Et là elle me demande : "Mais comment avez-vous pu faire un film à ce point anti-russe ?". J’étais étonné et je lui rappelle que c’est un film qui se déroule en Russie, en langue russe, sur la musique russe... Et là elle me dit : "Oui mais lui, c’est quand même un idéal, un grand compositeur, et vous en faites un être extrêmement bizarre". J’ai senti chez elle un grand conflit parce que j’avais détruit l’image du monument qu’elle se faisait de Tchaïkovski. C’était au fond comme le personnage dans le film : elle a tellement investi d’amour envers cet homme qu’elle ne comprend pas qu’il ne corresponde pas à ce qu’elle attend. Cette manière de penser, c’est propre à une conscience naïve, une conscience presque enfantine. Une vision simpliste du monde.

Aujourd’hui, il suffit d’un post Instagram qui déplaît pour que vous soyez condamné à 7 ou 8 ans de prison !
Kirill Serebrennikov

J’imagine que La Femme de Tchaïkovski n’est pas prêt de sortir en Russie…

Aujourd’hui, il est impossible de sortir ce film en Russie car il tombe sous le coup de toutes les lois les plus absurdes qui ont été promulguées contre la communauté LGBTQ+. Particulièrement depuis le début de la guerre. Et si ça fonctionne aussi bien auprès d’une partie des Russes aujourd’hui, c’est parce que leurs consciences n’étaient pas préparées, parce qu’elles étaient plongées dans la croyance en la légende. Une propagande qui leur dit : "Nous ne sommes pas en guerre contre l’Ukraine mais contre un Occident collectif qui est contre nos valeurs russes, nos valeurs orthodoxes".  C’est contre tout ça que cette Russie croit se battre aujourd’hui.

C’est un discours qui ne date pas de la guerre actuelle, n’est-ce pas ? 

Oui, c’est un discours qui remonte à déjà quelques années lorsqu’on a commencé à nous parler de ces valeurs prétendument russes et orthodoxes qui seraient contraire aux valeurs occidentales. Je vous demande de faire très attention parce que si vous commencez à entendre ce genre de discours chez vous à propos de "valeurs françaises", ça va se traduire par des interdictions de films, puis des interdictions d’artistes. Ensuite on va vous dire qu’il vaut mieux soutenir cet art-ci que cet art-là. Tout ça va mener à une discrimination qui elle-même va déboucher sur une guerre civile.

En France, le jeune Lucas s'est récemment suicidé, victime de harcèlement en raison de son homosexualité. Lorsque des personnalités politiques estiment que ce n’est pas le rôle de l’école d’aborder ces questions, ça vous rappelle des choses ?

La Russie c’est l’exemple à ne pas suivre dans ce domaine. On a stigmatisé les adolescents LGBTQ+ en promulguant des lois qui conduisent in fine à des suicides. Ces jeunes ne savent pas à qui parler alors certains plongent dans la drogue et d’autres se jettent par la fenêtre parce qu’ils considèrent qu’ils n’ont pas d'avenir. Alors que c’est le rôle de l’école de parler aux jeunes de la complexité du monde, de l’être humain. En Russie, tout ça a été remplacé par des leçons d’orthodoxie qui débouchent sur une guerre civile, je le répète, avec un État qui exerce la violence sur ses citoyens. Aujourd’hui, il suffit d’un post Instagram qui déplaît pour que vous soyez condamné à 7 ou 8 ans de prison ! Quand on apprend aujourd’hui aux enfants dans les écoles à monter ou démonter une arme, quand on leur apprend qu’ils doivent se sacrifier, mourir pour leur patrie… Moi je ne suis pas d’accord avec ça. Au contraire, je veux vivre pour ma patrie !

La Russie que vous aimez, elle existe encore ? À quoi ressemble-t-elle ? 

La Russie, c’est un énorme cœur, une culture dont je suis complètement imprégné. C’est une langue, très riche, très complexe. Et puis il y a tous ces gens que j’aime, qui sont toujours là-bas et beaucoup ici aussi. Et grâce aux nouvelles technologies, ce sentiment d’appartenance à une communauté existe toujours, heureusement.

>> La femme de Tchaïkovski de Kirill Serebrennikov. Avec Alena Mikhailova, Odin Biron. 2h23. En salles mercredi.


Jérôme VERMELIN

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