Mort de Jean-Luc Godard : pourquoi il a autant marqué le cinéma

Publié le 13 septembre 2022 à 14h28, mis à jour le 13 septembre 2022 à 15h34

Source : JT 13h Semaine

Jean-Luc Godard est décédé ce mardi 13 septembre à l'âge de 91 ans.
Agitateur de la Nouvelle Vague, il a dynamité les codes du cinéma avec des films résolument novateurs, d'"À bout de souffle" à "Sauve qui peut (la vie)".
Il emporte avec lui un pan de l'histoire du 7e art.

Et mes films, tu les trouves comment, mes films ? Demandez à n’importe quel cinéaste en activité, David Lynch, Pedro Almodovar, David Cronenberg ou Lars von Trier, ils vous répondront sans doute unanimement qu’il y a des films français et qu’il y a le cinéma de Jean-Luc Godard.

Que reste-t-il de l'œuvre de celui qui, avant d’être cinéaste, était critique aux Cahiers du cinéma ? Des images inoubliables de plus de 150 films et vidéo réalisés : Belmondo dans À bout de souffle au volant d'une voiture, s’adressant à la caméra et proposant à ceux qui n’aiment ni la montagne ni la mer d'aller "se faire foutre" ; Anna Karina en Louise Brooks, vêtue d'un peignoir bleu ou en robe échancrée à rayures dans Pierrot le fou (1965), sublime dans cette scène où, sur la plage de Porquerolles, elle chantonnait : "Qu’est-ce que je peux faire ? J’sais pas quoi faire…" tandis que Belmondo se tartinait le visage de peinture bleue nuance Klein. Ou encore la Bardot, transcendée, demandant à Piccoli s'il trouve ses fesses jolies dans Le Mépris. Entre autres. Tant d'autres.

Le choc "À bout de souffle" en 1959

On ne le réalise peut-être pas en 2022, mais "JLG" était la superstar du cinéma d’auteur au début des années 60. Avec Picasso et Bob Dylan, c'est l'un des artistes les plus célèbres du monde entier. Sa renommée, il la doit à un choc : À bout de souffle, d'une immense modernité, résumant à lui seul la Nouvelle Vague qui déferle alors sur le cinéma français (scénario improvisé, tournage en extérieur, son enregistré en direct, etc.). Soit une rébellion contre le cinéma français dominant et installé. De concert, Jean-Paul Belmondo et Jean-Luc Godard, alors jeunes débutants, envoyaient valser les us et coutumes du "cinéma de Papa". 

"On ne pensait pas que le film marcherait. On s'amusait beaucoup, mais on ne pensait vraiment pas que ça allait avoir autant de succès", avait déclaré Bébel lors du festival TCM Classic en 2010, jouant ici un délinquant recherché par la police et amoureux d'une jeune Américaine (sublime Jean Seberg). "Et Godard, un jour, alors que je jouais au football, m'a demandé si je voulais tourner un rôle avec lui. J'ai dit oui". Un 15 août, sur les Champs-Élysées, Godard l'a donc fait "entrer dans une cabine téléphonique. Je lui ai demandé Qu'est-ce que je dis ? Il m'a répondu : Ce que tu veux. Alors j'ai dit n'importe quoi". C’était l’art de "God" : des éclairs de génie qui, soudain, vous embarquent ou des phrases qui restent : "Qu'est-ce que c'est, dégueulasse ?", demandait avec ingéniosité Jean Seberg dans le même film. Complices, Godard et Bébel se retrouveront jusqu’à Pierrot le fou, autre chef-d’œuvre poétique et enchanté en 1965, piochant dans la comédie musicale et la bande dessinée ; un film "d’une beauté surhumaine", disait Louis Aragon. 

Le réalisateur star de sa génération

Alors que durant cette décennie, la Nouvelle Vague s’émousse, Godard, lui, se réinvente. Parmi ses autres films, il faut citer, aussi, le classique instantané Le Mépris (1963), tourné en technicolor dans l'incroyable villa de Malaparte à Capri, réunissant Bardot, Piccoli, l'acteur Jack Palance et le réalisateur Fritz Lang qui joue son propre rôle. Des conflits humains exaltés par la musique mythique de Georges Delerue et la blonde icône sublimée en brune qui s'épuise de désir. Le polar survolté de Bande à part (1964), où Anna Karina, souriant avec ses grands yeux, rendait fous Sami Frey et Claude Brasseur, qui, du coup, couraient dans la boue des quais de Seine, en plein hiver. Les visions futuristes de Alphaville (1965), entre science-fiction et film noir, avec l’espion joué par Eddie Constantine dans une ville de Big Brother contrôlée par un super-ordinateur. Et il faut louer, aussi, sa capacité à transgresser les tabous comme dans Le Petit Soldat (1960), traitant de la guerre d’Algérie et dans Masculin féminin (1966) où la future Bécassine Chantal Goya, qui tient le premier rôle, parle d'avortement. 

"On a perdu la mesure de ce qu'il représentait dans l'imaginaire du monde occidental, aux États-Unis, en Europe, au Japon... C'est la star de sa génération", résume parfaitement le journaliste Jean-Michel Frodon dans un entretien à AFP. Combien de réalisateurs peuvent se targuer d’avoir filmé les Stones en train de créer puis d’enregistrer le morceau Sympathy for the devil dans un studio de Londres (One + One, en 1968) ? "C'est d'ailleurs avec ce statut de star qu'il rompt en 1968 pour ne pas être la vedette d'un système qu'il condamne", poursuit le journaliste. "Il essaie alors (…) une autre façon de faire du cinéma - qui n'obtiendra absolument pas la même reconnaissance du public." 

Le cinéma, c'est un art, la télé, c'est un meuble
Jean-Luc Godard

L'année 1967 marque un changement radical dans la carrière de Godard qui quitte Anna Karina pour Anne Wiazemski, petite-fille de François Mauriac, interprète de La Chinoise, son film maoïste réalisé un an avant mai 68. Cette même année, il se lance dans l’agit-prop gauchiste. Le 18 mai 1968, Godard et quelques autres (Truffaut, Lelouch, Polanski, Malle) font débrayer le festival, en soutien aux étudiants ("Je vous parle solidarité avec les étudiants et les ouvriers et vous me parlez travelling et gros plan !", dira-t-il à la foule). Et le lendemain, tout s'arrête. 

Pour résumer rapidement la mue, Godard s’aventure dans un cinéma de plus en plus expérimental, tout en continuant à inviter des grands noms du cinéma français, comme Isabelle Huppert dans Sauve qui peut (la vie) en 1979 et Nathalie Baye, Jean-Pierre Léaud et Johnny Hallyday réunis dans le polar Détective (1984). Les années suivantes, Godard s’intéresse au monde de la télévision, avec prise de parole cinglantes, sens du spectacle et formules chocs. C'est aussi pour ça qu'on l'aime. Son art de la mise en abyme, sa capacité à critiquer le système de l'intérieur : "Le cinéma, c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde", disait-il. Et pour la télévision ? L’antithèse du cinéma ! "Le cinéma, c'est un art, la télé, c'est un meuble" qu'il dira ou encore devant le grand écran "on lève la tête", face au petit "on la baisse"... Pour autant, il y allait souvent, à la télévision, ce cher Jean-Luc. Une popularité qui lui a d'ailleurs valu de nombreuses tartes à la crème dans la figure. Et les téléspectateurs d'alors jubilaient de son art du saccage audiovisuel, à l’instar de son cours de cadrage à un Yves Mourousi déstabilisé lors d'un journal télévisé. 

Les années passent, les déclarations et apparitions de JLG deviennent aussi rares que scrutées. En 2010, Hollywood lui tend un Oscar d'honneur pour l'ensemble de son œuvre et fidèle à sa réputation, Godard reste chez lui. Quentin Tarantino dit à plusieurs reprises son admiration pour Godard, ayant appelé sa société de production "Band apart" en hommage à son film, Godard s’en fout. Ses rares films désarçonnent (Adieu au langage, film en 3d présenté en compétition à Cannes en 2014). En avance ou en autarcie ? La profession se questionne. L’ermite boude la Croisette, il boude aussi Agnès Varda à la fin de Visages villages, son documentaire avec JR en 2017. Il mène depuis de nombreuses années une vie solitaire à Rolle, petite commune du canton de Vaud, où il s'est retiré. Le seul climax étant la découverte d'internautes, les yeux en spirale, de ceux qu'ils pensent être Godard et sa femme sur Google Street View

Lors d’une masterclass en Suisse à l’École cantonale d’art de Lausanne en avril 2020, le réalisateur d'À bout de souffle avait déclaré que certains de ses confrères de la Nouvelle Vague désormais décédés lui manquaient. "On parle de la vie. Rohmer, Rivette, Truffaut et moi, on allait beaucoup au cinéma. On était une équipe", a-t-il déclaré. Le crépuscule pointe, Godard annonce en 2021 vouloir arrêter le cinéma.

Si elle ravive bien des images, cette mort de Jean-Luc Godard, ce cinéaste qu'on imagine au-delà des images, renvoie à la fin de Week-end, son film dément, moins connu que la plupart de ses chefs-d’œuvre des années 60, dans lequel Jean Yanne et Mireille Darc incarnent un couple de bourgeois sans scrupule. Le film se termine sur un panneau et cette phrase : "fin de cinéma". Fin de Godard, sauve qui peut (le cinéma). 


Romain LE VERN

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