Verif'

Ukraine, mercenaires et Nord Stream… l’interview de Poutine par Tucker Carlson passée au crible des Vérificateurs

par Caroline QUEVRAIN avec Thomas DESZPOT
Publié le 9 février 2024 à 18h48, mis à jour le 12 février 2024 à 12h23

Source : TF1 Info

Vladimir Poutine a été interviewé par l'ancien présentateur américain de Fox News.
Un premier exercice du genre depuis le début de l'invasion russe en Ukraine.
Voici le vrai du faux sur cet entretien mené depuis le Kremlin.

Après un teaser soigneusement pensé et plus de 24 heures d’attente, Tucker Carlson a fini par publier son entretien exclusif avec Vladimir Poutine, réalisé depuis le Kremlin. Mardi 6 février, le président russe a répondu pendant plus de deux heures aux questions de l'ancien présentateur de Fox News, passé maitre dans l’art de la désinformation. L’occasion pour lui de livrer en détail sa vision de l’histoire, mais aussi de réinventer le récit autour de la guerre qu’il mène depuis 2014 sur le sol ukrainien. La cellule des Vérificateurs a sélectionné quatre propos de Vladimir Poutine, qu’elle a passés au crible.

L’Ukraine est russe, un narratif classique du Kremlin

Pour débuter, le président russe a souhaité partager (pendant plus de 30 minutes) sa vision de l’histoire de l'Ukraine, qu'il ne considère pas comme un État à part entière. "D'où vient l'Ukraine ? L'État russe a commencé à se regrouper en tant qu'État centralisé", a assuré Vladimir Poutine, avant d’évoquer la période soviétique où "pendant des décennies, la République soviétique d'Ukraine s'est développée dans le cadre de l'URSS". L’idée selon laquelle l’Ukraine n’est qu’une partie historiquement rattachée à la Russie est ancrée au sein du pouvoir russe.

Pour Alexandre Riou, historien spécialiste de l’Europe centrale rattaché à la Fondation Jean-Jaurès, cela "s'apparente à une forme de négationnisme de la réalité étatique ukrainienne". Il faut remonter au Moyen Âge pour comprendre ce qui se joue ici. "La Russie kiévienne – un État médiéval né au IXe siècle et centré autour de l'actuelle Kiev – est considérée comme un État commun, patrie ancestrale qui a jeté les bases de la Russie et de l’Ukraine modernes", détaille Björn Alexander Düben, professeur en relations internationales à l'Université de Jilin (Chine), dans une note. Rien ne justifie pourtant que ce territoire appartient bien dans son intégralité à la Russie moderne.

Certes, l’histoire ukrainienne a pu être liée de près à l’histoire russe, rappelle à TF1info Alexandre Riou. Mais comme tant d’autres pays : "Prenez l’exemple de la République tchèque, de la Slovaquie et de l'Autriche, ou même de l'Autriche et de l'Allemagne. À certains moments, ces histoires sont toutes interconnectées, surtout dans le cadre européen. Et donc, à certaines périodes, on ne peut pas parler de l'histoire d'un peuple sans la mettre en perspective avec celle de son voisin. C'est le propre de toute société, de toute civilisation." 

Pourtant, certains faits historiques sont encore considérés par les Russes comme la preuve d’une histoire commune. C’est le cas de la signature du traité de Pereïaslav en 1654, qui a fait passer toute la rive gauche du Dniepr sous le protectorat de la Russie et qui est considérée comme "la résurrection d’un lien fraternel ancien", d’après Rory Finnin, spécialiste de l’Ukraine à l’Université de Cambridge, dans une vidéo du Monde

L’Ukraine est nazie car elle a applaudi un ancien SS

Au-delà de l’argument historique, Vladimir Poutine justifie régulièrement l’invasion de l’Ukraine par le souci de "dénazifier" le pays et sa population. Un élément bien connu de la propagande russe. Mais à l’automne 2023, un an et demi après le début de la guerre, un événement est venu donner du grain à moudre au narratif du Kremlin. Ce que le chef de l’État n’a pas manqué d’évoquer face à Tucker Carlson. "Cette histoire est bien connue, mais elle est passée sous silence dans les pays occidentaux. Le parlement canadien a présenté un homme qui a combattu les Russes pendant la deuxième guerre mondiale. Il s'est avéré que cet homme a servi dans les troupes SS. Et l'actuel président de l'Ukraine l'applaudit au parlement canadien, lui faisant une ovation", a affirmé Vladimir Poutine, rappelant la nécessaire "dénazification".

Le 23 septembre 2023, le parlement canadien a fait applaudir sans le savoir un ancien soldat nazi ayant trouvé refuge sur son sol, en présence de Volodymyr Zelensky qui se trouvait en visite officielle. Il s’avère que l’homme de 98 ans s’est bien battu pour l’indépendance de l’Ukraine... aux côtés de la Waffen SS. Nous avons pu retrouver des anciens récits de cet homme ayant changé de vie et des photographies le montrant en Ukraine, avec la division Waffen SS de Galicie. L’affaire, aussitôt utilisée par le camp prorusse, a indigné dans le monde entier et a poussé le président du parlement à démissionner.  Par ailleurs, prétendre que l’affaire a été "passée sous silence dans les pays occidentaux" est faux. Ici même, nous avons traité cette histoire, tout comme  Le Monde, le Guardian ou encore le New York Times.

Des mercenaires polonais très nombreux en Ukraine

"Je ne comprends pas pourquoi les soldats américains devraient se battre en Ukraine. Il y a des mercenaires américains là-bas. Le plus grand nombre de mercenaires vient de Pologne, avec des mercenaires des États-Unis en deuxième position et des mercenaires de Géorgie en troisième position", a encore indiqué Vladimir Poutine au cours de l’interview. En octobre 2022, l’agence de presse russe TASS mentionnait bien la présence de "5000 mercenaires polonais sur la ligne de front de Zaporijia". Selon le responsable politique russe qu’elle citait alors, pas moins de 34 nationalités différentes de mercenaires se trouvaient présents en Ukraine. Ici, le choix des mots employé est important car il entretient la confusion.

Le nombre de 5000 mercenaires polonais à Zaporijia a rapidement été démenti par le chef de la Légion internationale de défense territoriale de l'Ukraine, qui l’a qualifié d’"absurdité". Pour rappel, de nombreux étrangers se trouvent aujourd’hui en Ukraine dans le cadre de la création de cette brigade internationale en février 2022. Celle-ci leur a permis de venir combattre légalement l’armée russe. Cela n’a strictement rien à voir avec des "mercenaires" qui, selon le droit humanitaire, doivent être impliqués de manière directe dans le conflit "en vue d'obtenir un avantage personnel" et dont "la rémunération matérielle est nettement supérieure" à celle des soldats. S’il n’est pas impossible que des mercenaires se trouvent en Ukraine, leur présence se révèle tout à fait officieuse puisque la loi ukrainienne l’interdit

Tucker Carlson face à Vladimir Poutine, le 6 février au Kremlin
Tucker Carlson face à Vladimir Poutine, le 6 février au Kremlin - DR

Selon Kiev, le nombre de volontaires étrangers était estimé à 20.000 en mars 2022. Parmi eux, des ressortissants français n’ayant pas hésité à rejoindre officiellement les rangs ukrainiens. Récemment, Moscou a tenté de faire passer ces Français engagés dans l’armée ukrainienne pour des mercenaires qui auraient tous été tués dans une frappe sur un immeuble de Kharkiv. Or, nous avons pu échanger avec certains de ces hommes, bien en vie. 

La CIA est responsable du sabotage de Nord Stream

"Qui a fait sauter Nord Stream ? Vous, bien sûr", a lancé Vladimir Poutine à son interlocuteur. Le président russe n’a évidemment pas visé directement Tucker Carlson par cette réplique, mais plutôt le pouvoir américain. "Vous avez peut-être un alibi, mais la CIA n'en a pas", a-t-il poursuivi, mettant directement en cause les services secrets outre-Atlantique. 

Ces accusations sont-elles fondées ? La thèse d’une responsabilité de la CIA a entre autres été avancée l’an passé par le journaliste américain Seymour Hersh. Si cet octogénaire bénéficie d’une aura incontestable – il fut lauréat notamment du prix Pulitzer en 1970 –, on constate que ses articles font l'objet de contestations régulières et que sa crédibilité est remise en doute. Son enquête liant la CIA au sabotage de Nord Stream n’échappe pas aux critiques. Elle n’avance en effet pas de preuves et s’appuie sur un témoignage unique, provenant d’une source anonyme. 

À l’heure qu’il est, rien ne permet en réalité d’affirmer qui est à l’origine de ce sabotage. Washington, Kiev et Moscou ont tour à tour été accusés, avant de nier catégoriquement. On note qu’une piste ukrainienne a plusieurs fois été évoquée, via une série d’enquêtes publiées dans des médias internationaux. L’implication d’un commando ainsi que la responsabilité d’un officier de l’armée ont été mis en avant, dans le cadre d’un projet mené sans l'aval de Volydymyr Zelensky. 

Plusieurs enquêtes judiciaires restent pour l’heure toujours en cours, menées par l’Allemagne et le Danemark. Celle lancée par la Suède, qui vient de se terminer, n’a pour sa part incriminé aucun acteur. Tout au plus a-t-elle permis d’assurer que "rien n'indique que la Suède ou des citoyens suédois" dans le sabotage.

Vous souhaitez nous poser des questions ou nous soumettre une information qui ne vous paraît pas fiable ? N'hésitez pas à nous écrire à l'adresse lesverificateurs@tf1.fr. Retrouvez-nous également sur X : notre équipe y est présente derrière le compte @verif_TF1LCI.


Caroline QUEVRAIN avec Thomas DESZPOT

Sur le
même thème

Tout
TF1 Info