Mort de Steve à Nantes : les zones d'ombre du rapport de l'IGPN

Claire Cambier et Anaïs Condomines
Publié le 1 août 2019 à 19h18, mis à jour le 3 août 2019 à 17h02

Source : Sujet TF1 Info

QUESTIONS - Les conclusions de l’enquête de l’Inspection générale de la police nationale ont été rendues publiques le 30 juillet. L'IGPN y indique qu'il "ne peut être établi de lien entre l’intervention des forces de police (...) et la disparition de M. Steve Maia Caniço". Que nous dit en détail ce rapport ? Retour sur les zones d'ombre qui subsistent.

Plus d'un mois après la disparition de Steve Maia Caniço, dont le corps a été repêché dans la Loire le 29 juillet dernier, de nombreuses interrogations subsistent. Comment le jeune homme, qui assistait à une soirée organisée pour la Fête de la musique sur l’île de Nantes, est-il tombé à l'eau ? L'intervention des forces de l'ordre a-t-elle joué un rôle ? 

Plusieurs enquêtes sont en cours - dont une information judiciaire "contre X" pour "homicide involontaire" et une enquête ouverte après la plainte collective de 85 participants à la soirée pour "mise en danger de la vie d’autrui et violences volontaires par personnes dépositaires de l’autorité publique" - mais l’Inspection générale de la police nationale, saisie le 24 juin, a de son côté, déjà rendu ses conclusions.

Remises au ministère de l'Intérieur le 16 juillet, elles ont été rendues publiques au lendemain de la découverte du corps du jeune animateur périscolaire de 24 ans. Si "les premières investigations confirmaient que l’intéressé était présent à proximité des lieux de l’opération de police", l'IGPN estime qu'"il ne peut être établi de lien entre l’intervention des forces de police (…) et (sa) disparition après 04h00 dans le même secteur." 

Fait assez rare, 10 pages du rapport ont été communiquées à la presse, qui les a publiées en ligne. Elles nous permettent d'en savoir plus sur la manière dont a été menée l'enquête et sur le déroulé de la soirée. Elles posent également de nombreuses questions. Retour sur les zones d'ombre de ce rapport polémique.

Un témoin a-t-il été occulté ?

Parmi les personnes, présentes le soir de l'incident et qui ont été interrogées, figurent deux agents de sécurité employés par la ville de Nantes, deux membres de la protection civile et huit fonctionnaires de police. Aucun participant à la soirée techno n'a été entendu lors des auditions. Le rapport évoque toutefois un "témoin", un homme "présent quai Wilson à proximité des 'sounds systems' en compagnie de sa compagne et de sa sœur".

Si ce témoin figure dans le rapport, c'est parce qu'il a réalisé un signalement sur la plateforme de l'IGPN "pour se plaindre des jets de lacrymogènes de la part des forces de l’ordre durant 10 minutes, ayant entraîné des chutes et autres malaises". "Il indiquait qu’il allait déposer plainte", peut-on encore lire. La police des polices assure qu'elle a tenté de recueillir son témoignage - "en l’absence de coordonnées téléphoniques, un mail lui était adressé" - en vain - "il ne donnait aucune suite." Si un témoin ne peut se soustraire à une convocation dans le cadre d'une enquête judiciaire, il est libre d'y répondre ou non lorsqu'il s'agit d'une enquête administrative.

Le témoin en question, Romain G., s'est rapidement reconnu et dénonce une "mascarade". "C’est complètement faux, je n’ai jamais reçu ce mail sinon je me serais présenté direct pour raconter tout ce que j’avais à dire", explique ce Nantais de 33 ans à un confrère de Presse Océan. Ce serait stupide de ma part d’entamer une démarche et d’y renoncer. La preuve : c’est que je suis allé porter plainte."

Romain G. assure avoir suivi les recommandations de l'IGPN en se rendant au commissariat central de Nantes pour y déposer sa plainte, dès le 27 juin, muni de son récépissé actant de son signalement. Comme le procès verbal ci-dessous le confirme, il a raconté aux policiers nantais le déroulé de sa soirée. "Je n’ai même pas vu d’uniforme de policiers au départ", rapporte-t-il. "Je n’ai rien vu venir. Sauf ce que j’ai pris d’abord pour un fumigène qui a atterri à mes pieds, poursuit-il. Tout de suite, on a suffoqué, on a compris qu’il s’agissait de lacrymo. Quand j’ai rouvert les yeux, tout le monde partait n’importe où. J’ai cherché ma compagne et j’ai vu sa robe verte qui se dirigeait vers la Loire. J’ai couru vers elle et je l’ai rattrapée par le bras à 50 cm de la Loire."

D'après son témoignage, c'est bien à ce moment-là que plusieurs personnes sont tombées à l'eau : "on a croisé des gens qui avançaient vers le fleuve, j’ai crié 'N’avancez pas, il y a la Loire', affirme-t-il. On n’a rien pu faire, j’ai entendu les cris et le bruit des corps qui tombent dans l’eau." Transmise au procureur de Nantes, sa plainte a été jointe à celle, collective, des 85 autres participants à la soirée.

Du côté de l'IGPN, les accusations de Romain G. agacent. L'e-mail en question aurait été envoyé "le 28 juin à 8h56 et 30 secondes". En l'absence de réponse, pourquoi les enquêteurs ne se sont pas appuyés sur le témoignage du jeune homme, présent dans la plainte ? "La plainte judiciaire ne peut pas être intégrée dans une procédure administrative, ce sont deux procédures distinctes", répond le service d’information et de communication de la police nationale à Presse Océan.

Un argumentaire qui ne convainc pas Pierre Huriet, l'avocat de Romain G. "On joue avec les mots, fait-il valoir. Lorsqu’il s’agit d’instruire des dossiers d’assignations à résidence, par exemple, procédures qui relèvent de la police administrative, les autorités intègrent évidemment des éléments judiciaires." Surtout, il estime que les forces de l'ordre n'ont pas fait beaucoup d'efforts pour retrouver son client : "il y a un manque de zèle criant. Car ce n’était pas à mon client de vérifier en cours d’enquête le travail de l’IGPN".

Les personnes qui sont tombées à l'eau ont-elles vraiment dédouané les policiers ?

Ce qui étonne dans cette enquête, c'est qu'aucun participant à la soirée n'a été entendu. Selon nos informations, l'IGPN justifie cette absence par le caractère administratif de l'enquête. Dans une enquête administrative, les moyens diffèrent d'une enquête judiciaire. De fait, aucun témoin n'aurait pu dans ce cadre être identifié, hormis Romain G. qui s'est lui-même tourné vers l'IGPN via la plateforme de signalement. Les 85 autres personnes qui ont porté plainte ? Elles seront entendues dans le cadre de l'enquête judiciaire, nous répond-on. Il en sera d'ailleurs de même pour Romain G. 

Lorsque le rapport indique qu'"aucune des personnes repêchées par les sauveteurs (n’a) déclaré avoir été poussée par l’action de la police à se jeter à l’eau, et aucune (n’a) imputé sa chute à cette action", il se repose donc sur les seuls témoignages des sauveteurs et notamment des membres de la sécurité et des agents de la sécurité civile.

De nombreux témoignages viennent pourtant contredire ces faits et pas seulement celui de Romain G. Dès le 25 juin, Jérémy, 24 ans, nous faisait part d'une toute autre version. "Quand je suis arrivé, l’ambiance était cool, bon enfant. Les gens dansaient, il y avait du bon son. Puis en quelques secondes, tout a dégénéré", a-t-il confié à LCI. Il indique que les forces de l'ordre sont intervenus vers 4 heures du matin et reconnait qu'un DJ "a essayé de tenir un peu plus longtemps". "C’est là que la police a commencé à gazer tout le monde, poursuit-il. Les jets de projectiles, dont certains médias ont parlé,  je ne les ai pas vus, je ne sais pas s'il y en a eus. Ce que je sais, c’est qu’avec les lacrymos, tout le monde s’est dispersé. Moi j’ai voulu m’écarter aussi, mais je voyais rien. J’ai posé un  pied dans le vide et je suis tombé à l’eau". 

D'autres témoignages font un lien clair entre l'intervention de la police et le fait que plusieurs personnes soient tombées à l'eau : "Moi, je me suis retrouvée en première ligne lors du chaos", expliquait au micro de France Inter le 24 juin Dorine, une amie de Steve. J'ai vu des grenades anti-encerclement, les chiens qui ont été lâchés, une  fille qui a été matraquée. Le quai Wilson était noir de monde. Il y a eu une dizaine de personnes qui sont tombées dans l'eau, en courant avec la peur, les fumées et puis il y a eu l'alcool aussi. Les gens ont couru, couru et certains dans la nuit, n'ont pas vu la Loire. Je comprends pas, on faisait la fête, on dansait... La méthode qui a été utilisée a été bien trop violente".

Un autre témoin, Thibaud, a évoqué à nos confrères de Libération, des gaz opaques. "Plusieurs personnes m’ont dit après coup qu’elles couraient, désorientées, et qu’elles se sont arrêtées de courir quand elles ont vu des gens tomber (dans l’eau) devant elles", rapportait-il le 27 juin.

Ce samedi 3 août, des agents de la Protection civile ont également témoigné dans ce sens, auprès de Presse Océan. Ils estiment qu'une partie de leur témoignage transmis à l'IGPN a été occulté. Dans le rapport transmis à la presse, seuls deux agents témoignent et l'un d'eux assure n'avoir "constaté aucun mouvement de foule". "Je ne sais pas quelle est la définition du mouvement de foule de l’IGPN mais j’aimerais comprendre, rétorque un secouriste. Si c’est un grand nombre de personnes qui fuient rapidement un nuage de gaz lacrymogène, alors oui, il y en a eu un."

"Je suis le dernier à cracher sur les policiers, ils font un job qui n’est pas facile, poursuit un de ses collègues. Mais selon moi, l’opération n’était pas appropriée. L’intervention me paraît totalement disproportionnée. Un tel déploiement de grenades juste pour de la musique, dans un secteur sans habitation, me paraît incroyable. D’autant que les autres années, les sound system continuaient après 5 heures du matin."

Selon l'ensemble de ces témoins, les gaz lacrymogènes sont donc clairement l'une des raisons qui ont conduit certains fêtards à tomber dans le fleuve. 

Pourquoi les tirs de gaz lacrymogènes continuent malgré l’ordre d’arrêter ?

Le rapport révèle que c'est le responsable départemental de la sécurité publique qui a réclamé l'arrêt de l'usage de gaz dès qu'il en a eu vent. Ce dernier, commissaire divisionnaire de la DDSP (direction départementale de la sécurité publique) 44 par intérim, a été interrogé dans le cadre de l'enquête menée par l’IGPN. Il n’était pas présent sur les lieux de l’intervention mais a pu suivre la scène à distance. Ses propos sont retranscrits ainsi : "A 4h36, voyant un nuage de lacrymogène se diriger vers la Loire, il demandait à deux reprises au commissaire d’arrêter le recours à ces moyens afin de faire le point."

Or, plus tôt dans le rapport, on a pu constater que ces tirs n’ont pas cessé après que l’ordre en a été donné. Via des constatations au centre de supervision urbaine de Nantes, l’IGPN est en mesure d’indiquer que "les trois caméras permettaient de constater à 4h37, une première salve de gaz lacrymogènes lancés ou tirés depuis la chaussée perpendiculairement à la Loire, avec un épais nuage de fumée blanche qui empêchait toute visibilité sur la réaction des participants. A 4h41 et 4h50, il était remarqué de nouveaux jets de gaz lacrymogènes, qui dérivaient vers les bords de Loire."

Malgré l’ordre donné, des tirs de gaz lacrymogènes sont donc constatés un quart d’heure plus tard. Comment expliquer que la consigne n’ait pas été respectée ? Lui a-t-il fallu quinze minutes pour arriver aux oreilles de tous les policiers sur place ? La situation était-elle hors de contrôle ? 

Sur ce point, le commissaire divisionnaire, lui, refuse d’argumenter davantage. "N’ayant pas été sur le terrain et n’ayant pas vécu les faits, il refusait de porter une appréciation sur la stratégie et la façon d’intervenir des policiers engagés, tout comme il refusait de porter une quelconque appréciation sur la vidéo qui lui était présentée, estimant en être incapable." 

Le commandant des CRS se montre plus loquace, comme le révèle ce jeudi MediaPart. Dans son compte rendu des opérations rédigé le 22 juin, il indique : "Techniquement, eu égard à la configuration des lieux et à l’absence de garde-corps sur le quai, je me refusais à l’utilisation de tous moyens lacrymogènes pour éviter les mouvements de panique et les possibles chutes dans le fleuve voisin. Il était 4h50." A cette heure matinale, de nombreuses personnes sont en train d’être repêchées dans la Loire. Étonnamment, le témoignage de ce commandant n’a pas été inclus dans le rapport de l’IGPN. 

La police des polices conclut : "l'usage de la force (gaz lacrymogènes mais aussi grenades et tirs de LBD), en riposte à des voies de fait perpétrées par une foule de personnes rassemblées sur un terrain public qui troublaient l’ordre public, (…) était justifié et n’est pas apparu disproportionné."

Quelle est l’implication de la mairie de Nantes ?

L’IGPN, dans son rapport, renvoie la balle à la mairie de Nantes. La police des polices reproche notamment à la municipalité de ne pas avoir disposé des barrières tout au long du quai Wilson, où se déroulaient les concerts. 

Et écrit ainsi dans sa conclusion : "Ces éléments permettent de déterminer que s’il y a eu affrontements entre fêtards et policiers, et entre cinq et onze personnes tombées dans le fleuve à proximité et postérieurement ou concomitamment aux affrontements, c’est bien parce que la mairie de Nantes (…) n’avait mandaté que deux agents d’une société privée de sécurité afin d’empêcher la foule attirée par les ‘sound systems’ de tomber dans le fleuve proche, alors même qu’ils étaient censés placer ces systèmes le long du quai Wilson. (…) Elle avait fait positionner des barrages le long d’une partie seulement du quai Wilson, alors que les ‘sound systems ‘ ont été installés jusqu’au bout du quai (en direction du pont des trois continents), ce qui a généré un risque pour le public."

Puis immédiatement après, l’IGPN reconnaît que l’action policière a quand-même eu pour effet de repousser les fêtards vers un endroit non protégé par les barrières. "En procédant comme les années précédentes, à une tournée informative en début de soirée, puis à partir de 4h à une nouvelle prise de contact avec les DJ des ‘sound systems’, depuis la grue grise vers le pont des trois continents, les policiers ont généré un déplacement des fêtards vers le dernier de ces points d’émission de musique situé au bout du quai, en zone non couverte par des barrières" peut-on lire. La responsabilité, telle qu’elle est présentée par les enquêteurs, apparaît diluée. 

Auprès de nos confrères de France 2, un élu PCF de Nantes réfute toute mauvaise organisation de la mairie : "La question c’est celle de l’intervention policière, martèle-t-il. Ce ne sont pas les barrières qui ont lancé des dizaines de grenades lacrymogènes, ce ne sont pas les barrières qui sont intervenues en force à quelques mètres de la Loire."

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