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Gazoducs Nord Stream sabotés : quel crédit accorder à l'enquête qui accuse Biden et la CIA ?

Publié le 9 février 2023 à 19h03

Source : Sujet TF1 Info

Journaliste emblématique outre-Atlantique, Seymour Hersh met en cause les autorités américaines dans le sabotage des gazoducs Nord Stream 1 et 2 en septembre dernier.
Selon son enquête, Joe Biden et la CIA auraient été à la manœuvre avec la complicité de la Norvège.
Les Vérificateurs se sont penchés sur ces accusations, qui nécessitent d'être relayées avec de multiples précautions.

Le 26 septembre dernier, les gazoducs Nord Stream reliant la Russie à l'Allemagne étaient sabotés en mer Baltique. Depuis, le mystère demeure concernant l'origine des explosions qui ont détruit ces installations. De multiples théories ont rapidement émergé, pointant du doigt Moscou, puis Washington. Alors que plusieurs pays poursuivent leurs investigations, un célèbre journaliste américain vient de publier une enquête à charge : il incrimine directement les États-Unis, Joe Biden et la CIA. Ces derniers seraient les instigateurs des sabotages, avec la complicité de la Norvège.

Que nous apprend cette enquête ?

Figure des médias aux États-Unis, Seymour Hersh explique dans son enquête que des plongeurs de l'US Navy, avec le soutien de la Norvège, ont disposé des explosifs sur les gazoducs en juin 2022, avant de les déclencher trois mois après. Un plan concocté par la CIA et qu'aurait fait exécuter Joe Biden en personne. Le président américain cherchant ainsi à couper une partie de l'approvisionnement en gaz des Européens et à s'attaquer à la Russie en la privant des revenus liés aux exportations.

Des réactions en chaîne après ces révélations

Mise en cause, la Maison Blanche a rapidement réagi... Et démenti. Ces informations sont "totalement fausses" et tiennent de la "pure fiction", selon les mots d'Adrienne Watson, porte-parole du Conseil de sécurité nationale. Pour sa part, la Russie s'est manifestée par le biais de la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, Maria Zakharova. Celle dernière a rappelé que Moscou a sollicité à plusieurs reprises des explications de la part des États-Unis, suggérant une possible implication des Américains et de l'Otan. 

En France aussi, cette enquête entraîne des réactions. "Il est prouvé maintenant que les Américains ont saboté les gazoducs Nord Stream, avec complicité des Norvégiens, concurrents des Russes sur le gaz", lance le président des Patriotes, Florian Philippot. Le sabotage "a été réalisé par la CIA sur ordre de Biden", renchérit quant à lui le fondateur et chef de file de l'UPR, François Asselineau. Une révélation, dit-il, qui "ne surprend pas les gens sérieux" et provient d'un journaliste d'investigation parmi "les plus respectés du monde".

Seymour Hersh, un journaliste de référence ?

Si François Asselineau insiste sur l'identité de Seymour Hersh, c'est parce que ce journaliste américain fait partie, à 85 ans, des grands noms de l'investigation outre-Atlantique. Distingué dès 1970 du très prestigieux prix Pulitzer, il s'est notamment fait un nom en révélant des crimes de guerres commis par les soldats de l'armée américaine. Que ce soit durant la guerre du Vietnam avec le massacre de Mỹ Lai ou en contribuant aux révélations sur les actes de tortures commis contre des prisonniers à Abou Ghraib, lors de l'intervention en Irak initiée en 2003.

Son travail, qui a régulièrement mis dans l'embarras les autorités américaines, incrimine l'administration Biden dans le dossier des sabotages de Nord Stream. Si Hersh travaille en tant que journaliste indépendant depuis toujours et a signé des articles dans de multiples grands médias, c'est via la plateforme de publication et d'envoi de newsletter Substack qu'il a cette fois choisi de relayer les informations en sa possession. Un détail qui n'en est peut-être pas un. 

Un récit fragile ?

Seymour Hersh ne partage pas de preuve irréfutable à travers son récit. Le quotidien britannique The Times, qui a relayé dans ses colonnes son enquête, souligne que la version des faits présentée par le journaliste repose sur une seule et unique source, dont l'identité reste soigneusement dissimulée. Tout juste sait-on que la personne qui s'est confiée à lui fait valoir une "connaissance directe de la planification opérationnelle" de cette opération de sabotage. 

Il est étonnant qu'une révélation comme celle-ci soit relayée via une page personnelle et pas dans une publication renommée. D'ordinaire, "les journaux américains ne sont pas timides quand il s'agit d'allumer leur gouvernement", fait remarquer Isabelle Dufour à TF1info. La directrice des études stratégiques chez Eurocrise estime que "si ce travail était sérieux, ils l'auraient relayé. On ne publie pas un article aussi explosif sur un simple blog, on le vend à un titre prestigieux", renchérit-elle. Des journalistes qui couvrent l'actualité américaine incitent eux-aussi à la prudence, d'autant que Hersh ne serait désormais "plus autant respecté par ses pairs" que par le passé.

Hersh au cœur d'une série de controverses

Il est important de souligner que rien ne permet aujourd'hui de contredire la version apportée par Seymour Hersh à travers son article. Gardons néanmoins à l'esprit qu'au cours des dernières décennies, son travail à plusieurs fois été remis en cause et contesté. En 1997, le Los Angeles Times réagissait à la publication d'un livre du journaliste, émaillé de révélations sur l'ancien président Kennedy. Un ouvrage qui mettait "hélas" surtout en lumière "les lacunes du journalisme d'investigation", davantage que celles de l'ancien chef d'État. 

Des critiques récurrentes sont formulées au sujet de ses récits : de vastes allégations de conspirations, basées sur de maigres éléments, sans preuves tangibles et à grand renfort de sources anonymes présentées comme des "officiels" évoluant dans les arcanes du pouvoir. Quand Hersh a remis en cause en 2015 le récit de la traque et de la mort de Ben Laden, démontant la version officielle des autorités, le média Vox a étudié en détails les éléments avancés par le journaliste. Il en ressortait que son histoire était "truffée de contradictions et d'incohérences". Le Washington Post, quant à lui, ne se montrait pas plus tendre.

Plusieurs autres sujets d'actualité couverts par Seymour Hersh ont été accueillis froidement par la presse américaine. "Son article sur la Syrie [revenant sur l'action américaine en 2013, NDLR] a été refusé par le Washington Post, le quotidien estimant que les sources utilisées 'ne correspondaient pas à [ses] normes'. Il n'a pas non plus été publié dans le New Yorker", relatait Le Monde, alors même que le journaliste en est un "contributeur habituel". Toujours dans le cadre du conflit syrien, le Guardian a pour sa part récusé point par point les thèses avancées par Hersh au sujet d'une responsabilité de la Turquie dans une attaque au gaz sarin à Damas. La version des faits portée par le lauréat du prix Pulitzer a été contredite, le quotidien évoquant une histoire "pleine de trous" remettant en question "la fiabilité de ses sources et de ses conclusions"

Aux yeux du fondateur de Bellingcat, un très sérieux collectif d'investigation, les controverses qui ont accompagné les publications de Seymour Hersh au cours des dernières années doivent nous alerter. Eliot Higgins confie ainsi "ne pas lui faire confiance" et met en cause la faiblesse des sources sur lesquelles il s'appuie.

Un sabotage au déroulement flou

Les révélations de ces derniers jours au sujet du sabotage des gazoducs en mer Baltique, on l'a compris, nécessitent d'être évoquées avec une grande prudence. Rappelons que pour l'heure, aucune des enquêtes diligentées depuis septembre dernier n'ont permis de déterminer des responsabilités ni d'incriminer un pays en particulier. L'Allemagne, la Suède et le Danemark cherchent toujours à lever le voile sur ces événements, mais les enquêteurs outre-Rhin ont encore confié la semaine passée ne disposer "d'aucune preuve" mettant en cause la Russie. Pas plus d'ailleurs qu'un autre acteur. Les Scandinaves, de leur côté, ne se sont accordés que sur un point précis : le fait qu'il s'agisse d'actes intentionnels et non d'accidents. 

Du côté de ceux qui incriminent Washington, cette enquête tombe à pic. Elle accrédite la thèse d'une action visant à déstabiliser la Russie, tout en favorisant les intérêts économiques américains. D'aucuns ne manquent pas de rappeler des propos tenus par Joe Biden peu avant le déclenchement du conflit en Ukraine. "Si la Russie envahit... Alors, il n'y aura plus de Nord Stream 2. Nous y mettrons fin", lançait-il, déterminé. 

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Thomas DESZPOT

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