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Guerre en Ukraine : non, Kiev n'organise pas un trafic d'organes des soldats blessés, comme l'affirme Moscou

Publié le 9 août 2023 à 16h45

Source : Sujet TF1 Info

La Russie affirme ce lundi que l'Ukraine serait devenue la plaque tournante du trafic d'organes.
Kiev utiliserait ceux prélevés sur ses soldats sans leur consentement pour approvisionner ce commerce à destination de l'Europe.
Cette accusation s'appuie sur une série d'arguments fallacieux.

La tentaculaire machine à propagande russe tourne à plein régime. Après avoir accusé Kiev d'avoir envoyé des ados au front, éradiqué la langue russe ou encre d'avoir tué ses propres civils pour mettre en scène un massacre, Moscou assure désormais que Kiev se livre à un immense trafic d'organes prélevés sur ses propres soldats. Dans un article publié ce lundi 7 août, la porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Maria Zakharova, décrit même son voisin comme la nouvelle plaque tournante de ce commerce illégal. Nous avons décrypté les arguments derrière cette opération de désinformation savamment orchestrée.

Un trafic organisé depuis 2014 ? C'est faux

Si la rumeur court depuis plusieurs mois, les autorités russes s'en sont officiellement faite l'écho le 31 juillet. Citant Nikolaï Patrouchev, le secrétaire du Conseil de sécurité russe, l'agence Ria Novosti affirme que Kiev "utilise des soldats blessés" pour alimenter un trafic d'organes. "Ce n'est pas un hasard si Zelensky a signé l'année dernière une loi prévoyant le don d'organes sans consentement", ajoute-t-il. Une information qui a parcouru tous les chaînons de la propagande du Kremlin avant d'être répétée par son chef, Vladimir Soloviev. Et qui a pris une ampleur internationale avec Maria Zakharova. Le lundi 7 août, la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères a indiqué que Kiev était devenu le "leader mondial du trafic d’organes". Une communication, partagée par l'Ambassade de Russie en France, dans laquelle la porte-parole dévoile son argumentaire. 

"L'Ukraine est depuis longtemps connue comme un leader mondial du trafic d'organes", écrit-elle en guise d'introduction. Une première phrase et une première fausse allégation. Au début des années 2000, plusieurs organisations ont effectivement alerté sur ces populations pauvres qui se soumettaient à des prélèvements d'organes pour de riches patients du Moyen-Orient, notamment en Turquie. En 2015, un rapport du parlement européen à ce sujet indiquait ainsi que des "donneurs" avaient été recrutés en Ukraine, mais aussi en Bulgarie, en Roumanie, en Géorgie et… en Russie, pour la somme de 2000 à 3000 euros. L'opération était gérée par un réseau bien organisé, composé de courtiers, de recruteurs locaux, et de médecins. De 2010 à 2013, 25 individus "recrutés" ont été répertoriés en Ukraine, mais les cas sont estimés à une centaine. À titre de comparaison, sur une période équivalente, ce sont près de 600 signalements reçus en Inde. 

Ensuite, la porte-parole de la diplomatie russe assure qu'en 2014, l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OCSE) aurait reconnu "que des cadavres dont les organes internes avaient été retirés (...) étaient victimes du trafic d'organes". Une infox qui a la dent dure. Diffusée au moment de l'annexion de la Crimée par la Russie, cette rumeur avait été réfutée par l'OCSE, qui avait dénoncé une "fausse information venue de Russie", s'appuyant sur le seul constat de deux ONG russes qui n'ont jamais amené les preuves de leurs accusations. 

Un texte mal interprété et un montage photo

L'argument selon lequel le parlement ukrainien aurait voté un texte autorisant la transplantation sans consentement est tout aussi sujet à caution : en décembre 2021, la Rada a en effet adopté une loi "portant modification de certaines lois ukrainiennes régissant les questions de transplantation de matériel anatomique chez l'homme". Mais il ne s'agit absolument pas d'un texte pour contourner le consentement des donneurs. Il vient encadrer la manière dont les informations sur les donneurs sont saisies dans le système d'information de l'État pour la transplantation et ajoute une mesure qui permet de faciliter le refus d'une transplantation. Désormais, celle-ci ne doit plus être notariée et la signature n'a plus besoin d'être certifiée par un notaire. Reste toujours l'obligation du consentement. Dans un article sur la question, la chaine ukrainienne Vikna expliquait en juin dernier comment un volontaire doit "trouver l'institution de dons la plus proche, prendre un rendez-vous et se présenter avec son passeport". 

 

Pour terminer, la dernière preuve avancée s'appuie sur "les médias" qui auraient trouvé "les organes de soldats morts mis en vente sur le darknet". "Cœur, foie, rein et autres parties du corps étaient proposés à partir de 5.000 euros chacun", écrit la porte-parole. Ici, il s'agit d'une pièce falsifiée. Le 4 août, le média russe Mash, proche des services de sécurité du pays, a diffusé deux photos montrant une prétendue annonce pour la vente d'organes à destination de l'Europe. On y lit par exemple qu'un cœur peut être acheté pour 25.000 euros et livré "dans une boite médicale entre 48 et 60 heures". Des images fabriquées de toute pièce, selon les autorités de Kiev. Par le passé, la presse russe a déjà falsifié des publicités, pour faire croire par exemple que des armes occidentales étaient commercialisées en Ukraine. 

DÉCRYPTAGE - La propagande russe : mode d'emploi d'un système tentaculaireSource : TF1 Info

En réalité, l'Ukraine se révèle être un des pays signataires de la Convention sur la lutte contre la traite des êtres humains (qui englobe aussi le sujet du trafic d'organes) et se trouve ainsi sous le strict contrôle du Groupe d'experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (Greta), créé par le Conseil de l'Europe. Dans un rapport à ce sujet publié en 2018, les experts reconnaissaient d'ailleurs les efforts de Kiev en la matière. La seule inquiétude des différentes instances porte plus sur les risques d'abus concernant les réfugiés, qui on fuit massivement le pays, devenant une population particulièrement vulnérable. Dans son bilan de l'année 2022, le GRETA saluait toutefois les efforts coordonnés de ses signataires grâce à qui "le nombre de cas de traite confirmés liés à la guerre contre l'Ukraine reste faible".

En résumé, l'accusation de Moscou s'appuie intégralement sur des informations erronées. Et s'inscrit dans une opération finement orchestrée. En avril dernier, les services de renseignements du Canada avaient alerté sur les "efforts coordonnés de la Russie pour créer et diffuser des fausses informations affirmant à tort que l'Ukraine prélève les organes de soldats tombés au combat". Une mise en garde qui n'a pas empêché les relais de la Moscou en France à tomber dans le piège de la tentaculaire propagande russe. 

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Felicia SIDERIS

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