L'augmentation des minimas sociaux rend-t-elle "difficile le retour à l’activité", comme l'assure Emmanuel Macron ?

Publié le 21 octobre 2020 à 16h22, mis à jour le 22 octobre 2020 à 15h36
Les arguments du chef de l'Etat laissent perplexes certains économistes.
Les arguments du chef de l'Etat laissent perplexes certains économistes. - Source : KENZO TRIBOUILLARD / POOL / AFP

CONTROVERSE - Le chef de l'Etat a justifié son refus d'augmenter les minimas sociaux en expliquant que cela pourrait dissuader les bénéficiaires de retrouver un emploi. Une affirmation défendue par l'Elysée mais qui compte aussi ses détracteurs parmi les économistes.

Au cours de l'entretien qu'il a accordé à TF1 et France 2 le 14 octobre, Emmanuel Macron s'est expliqué sur son choix de ne pas procéder à une revalorisation des minimas sociaux. Le chef de l'Etat a expliqué que "nos fondamentaux, c’est la lutte contre la pauvreté par le retour à l’activité et le travail". Selon lui, "plus on augmente de manière unilatérale tous nos minima sociaux – on ne les rebaisse jamais après – plus on rend difficile le retour à l’activité".

Dès lors, il lui est apparu peu pertinent d'envisager une hausse du RSA ou de l'étendre aux moins de 25 ans, comme l'ont réclamé certains responsables politiques. Cela reviendrait pour le président de la République à réduire les velléités de retour à l'emploi, une théorie souvent désignée sous le terme de "trappe à inactivité". "C’est ce que l’on a constaté", a-t-il lancé. 

Cette position, assumée, a fait bondir certains économistes, parmi lesquelles Ester Duflo. Récompensée l'an passé d'un prix Nobel d'économie, elle a critiqué le choix d'Emmanuel Macron dans une interview à France Inter. "Il y a une grande peur dans ce gouvernement : qu’augmenter les minimas sociaux conduirait à une réduction de l’activité parmi les précaires", a-t-elle expliqué. Une inquiétude qu'elle balaie : "Au contraire, toutes les études ont montré qu’il n’y avait aucun effet décourageant sur le travail de garantir à ceux qui n’ont pas d’emploi un revenu plus important. [...] Des minimas sociaux plus généreux encouragent et facilitent la reprise de l’activité."

Aucun consensus sur la question

Sur quoi s'appuie le chef de l'Etat lorsqu'il indique que ces conclusions ont été "constatées" ? Pour le savoir, LCI a joint l'Elysée, qui souligne que "le président a voulu réaffirmer l'importance de l'insertion par le travail". Plusieurs travaux sont cités afin de justifier sa position, en particulier ceux menés par Guy Laroque et Bernard Salanié. Les deux hommes, en 2000, proposaient dans la revue de l'Insee une "décomposition du non-emploi en France", qui aboutissait notamment à évaluer à 57 % le "non-emploi volontaire", c'est-à-dire des personnes qui ne souhaitent pas travailler en raison des faibles gains liés à une activité comparativement aux ressources apportées par les prestations  sociales touchées en restant inactives.

Outre l'ancienneté des ces travaux – les données utilisées datent de 1997 –, il convient de souligner que cette publication avait déclenché à l'époque une importante controverse, abondamment relayée et encore en mémoire chez de nombreux économistes. Quelles furent les critiques émises à l'encontre de leur travail ? La revue Genèses, en 2002, souligne qu'elles "peuvent porter sur l’irréalisme de certaines hypothèses, sur la faiblesse des estimations économétriques", ou bien encore "sur l’utilisation du modèle à des fins partisanes". Des économistes hétérodoxes se sont par ailleurs élevés contre cet article, parmi lesquels Henri Sterdyniak. Ce dernier publiait à l'époque une fiche de lecture des analyses de Laroque et Salinié intitulée "Économétrie de la misère, misère de l'économétrie".

Ces travaux ne sont pas les seuls à être invoqués aujourd'hui par l'Elysée, puisque sont également cités des "études plus empiriques menées aux Etats-Unis" ou des analyses réalisées en France par Karina Doorley et Olivier Bargain. Ces derniers mettaient en évidence en 2011 le fait qu'avant l'introduction du RSA, le RMI pouvait conduire 7 à 10% des hommes célibataires sans instruction à se détourner de la recherche d'un emploi à l'âge de 25 ans (âge à partir duquel ces prestations sociales leurs devenaient accessibles). Une catégorie très ciblée de la population donc, sur laquelle il convient de ne pas se focaliser. Les auteurs concluaient en effet surtout que "pour le principal groupe d’allocataires du RMI, c’est‑à‑dire les célibataires sans enfant (58 % du total des allocataires, dont une majorité d’hommes), le phénomène de trappe à inactivité est probablement d’une portée limitée"

Ce que confirme aujourd'hui Olivier Bargain. Le professeur de sciences économiques à l'Université de Bordeaux, joint par LCI, estime qu'Emmanuel Macron "a totalement tort" dans son intervention. Il n'y a, dit-il, "pas d'étude vraiment scientifique et causale montrant un effet massif de trappe à inactivité", bien que cette hypothèse ait été défendue "de manière apolitique dans les années 1990". Entre vingt et trente ans, "on voit qu'il n'y a pas de désincitation majeure en touchant des aides sociales", ajoute-t-il, soulignant que ce constat ne vaudrait sans doute pas de manière équivalente "pour quelqu'un de 60 ans en fin de droits"

Des exemples inverses

Si le RSA venait à être augmenté de manière considérable, multiplié par 5 par exemple, les économistes s'accordent globalement sur le fait qu'un phénomène de trappe à inactivité pourrait être observé... L'hypothèse est de toute façon peu réaliste  dans le contexte actuel.

Olivier Bargain rapproche la sortie d'Emmanuel Macron de celle, plus ancienne, sur le "pognon de dingue" mis dans les aides sociales alors que "les gens ne s'en sortent pas". Dans le contexte de crise actuel, il y voit "une forme de radicalisation du président de la République", soulignant que bien souvent, "beaucoup de gens vont travailler alors qu'ils n'y gagnent pas grand-chose". Un constat effectué voilà deux décennies déjà par la sociologue Yolande Benarrosh. Ses entretiens menés avec une quarantaine de chômeurs à Paris et Toulouse lui ont permis d'observer des situations surprenantes : "quand vous interrogez les gens, on voit des cas aberrants, certains allant bosser alors même qu'ils perdent de l'argent". D'autres, explique-t-elle, utilisent ces prestations sociales pour finaliser des projets personnels et se donner le temps de les mettre au point.

Surtout, insiste la sociologue, il est nécessaire de ne pas aborder cette question sous le seul angle économique. Elle incite à reconsidérer le travail pour ne pas considérer qu'il s'agit uniquement aux yeux des salariés d'une source potentielle de revenus. "C'est aussi du lien social, de la cohésion, une manière de s'intégrer à la société." Dans le champ de la sociologie, "beaucoup de travaux ont mis en évidence le fait gens travaillaient même quand ils n'y gagnaient pas", rebondit Hélène Périvier, économiste au sein de l'OFCE.

Cette dernière reconnaît que le sujet des "trappes à inactivité", auxquelles elle a consacré des travaux dans les années 2000, sont globalement peu étudiées depuis une grosse dizaine d'années. Néanmoins, il lui semble assez clair que "sur la désincitation au travail,Emmanuel Macron a globalement tort. On ne l'a pas constaté de façon uniforme ou partout", souligne-t-elle. "Je lui rétorquerais plutôt qu'il faut regarder la situation du marché du travail. En France à l'heure actuelle, nous observons que la pandémie empêche de nombreuses personnes de travailler." Dans ce débat, "l'autre question qui manque à mon sens", poursuit-elle, "porte sur l'attractivité du travail. Si on refuse un travail, c'est parfois car il se déroule dans des conditions horribles et qu'il est très mal payé"

Dans les pays en développement... Mais pas seulement

Forte de sa notoriété, l'économiste Esther Duflo a plaidé suite à l'intervention du chef de l'Etat pour une large revalorisation du RSA. Contactée par LCI pour développer sa critique du concept de trappe à inactivité, la chercheuse maintient qu'avec des augmentations des minimas sociaux, "soit on ne voit pas d'effet, soit quand on en voit ils ont tendance à être positif, dans les pays pauvres en particulier". S'ils ne sont pas toujours positifs, ajoute-t-elle, ils ne s'avèrent "jamais négatifs".

La prix Nobel renvoie à deux études, dont l'une très récente et portant sur des populations défavorisées du nord du Nigeria. Parmi les conséquences observées, le fait que "des programmes de transferts monétaires forfaitaires ou répétés dans les milieux à faibles et moyens revenus" permettent de "renforcer l'attachement au marché du travail". Si certains pourraient objecter à Esther Duflo de se focaliser sur des exemples pris dans des pays pauvres et/ou en développement, elle cite par ailleurs des travaux réalisés aux Etats-Unis. 

"Les études qui ont été faites du programme américain CARES, qui donnait 600 dollars par famille pour les gens qui étaient au chômage pendant l'épidémie, ont montré qu'il n'y avait aucun effet décourageant sur le travail de garantir à ceux qui n'avaient pas d'emploi un revenu plus important", indiquait-t-elle sur France Inter. Dès lors, rien ne s'oppose à ses yeux à ce que soient augmentés les minimas sociaux.

En résumé, si l'idée qu'une augmentation des minimas sociaux rendrait "difficile le retour à l’activité", comme le suggère Emmanuel Macron, était très répandue dans les années 1990, elle est aujourd'hui contestée et se heurte aux observations d'économistes et de sociologues. Si des effets de "trappe à inactivité" sont parfois observés, ils se concentrent généralement sur des franges très marginales de la population et ne doivent pas être vu comme généralisés.

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Thomas DESZPOT

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