Qu’est-ce que l’État nouveau, cette dictature que la révolution des Œillets a fait tomber au Portugal ?

Publié le 10 avril 2024 à 9h30, mis à jour le 10 avril 2024 à 16h57

Source : Sujet TF1 Info

Il y a cinquante ans, la révolution des Œillets, objet d’un documentaire la semaine prochaine sur la chaîne Histoire TV, renversait la dictature portugaise de l’État nouveau.
Incarné par Antonio de Oliveira Salazar, le régime réactionnaire et traditionaliste s’appuyait sur des corporatismes, la famille, la patrie et le travail.
Une surveillance de masse, menée par une police aux ordres, étouffait toute opposition.

Au Portugal, une cinquantaine de gouvernements se succèdent entre 1910 et 1926. Instable, la Première République vire au cauchemar : des élus assassinés, des soldats abandonnés en France pendant la Première Guerre mondiale, une économie ruinée, des conspirations à la pelle…

Une d’entre elle, menée par les militaires et soutenue par les responsables catholiques, prend le pouvoir sans violence. Rapidement, un état centraliste et autoritaire s’installe. Les libertés fondamentales sont interdites : plus d’association, d’expression libre, de grève, le droit de militer dans un parti ou de se défendre dans un syndicat.

En 1933, Antonio de Oliveira Salazar donne une autre dimension à la dictature. D’abord ministre des Finances, l’universitaire impose progressivement ses idées corporatistes et traditionalistes. Il s’arroge le soutien des élites et engage des réformes économiques : protectionnisme et équilibre budgétaire à tout prix. Il fonde son régime sur la famille, la patrie, le travail et Dieu.

L’État nouveau

Le docteur Salazar fait de la dictature un moyen d’éduquer les Portugais pour conjurer la désorganisation. Il met en place un État nouveau (Estado Novo) : tous les organes qui constituent la nation doivent participer à la vie politique (pêcheurs, maisons du peuple, religieux, représentants régionaux…). Victor Pereira, docteur en histoire contemporaine à l’université de Pau et auteur du livre, "C’est le peuple qui commande. La révolution des Œillets 1974-1976", rapporte qu’il défend "un Portugal rural, habituel des petites choses et multiséculaire". Entouré de quelques proches, il crée une dictature personnelle.

Très vite, le régime se dote d’un véritable arsenal répressif : détention arbitraire, déportation et violence préventive. Objectif, instiller le doute et la peur dans les esprits avec une surveillance généralisée grâce à un réseau d’informateurs. Salazar administre directement la police politique (PIDE) et affirme que "la violence peut offrir des avantages à certaines heures de l’Histoire".

Yves Léonard, enseignant chercheur à l’Institut d’études politiques de Paris, avance dans son livre "Salazarisme et fascisme" que le régime "présente une dimension totalitaire dans les années 1930, avec la violence de la justice et de la police politique, la mise en place du système corporatiste et une volonté tendanciellement totalitaire de mobiliser les masses, à travers l’organisation des temps libres et le système milicien des mouvements de jeunesse et de la Légion portugaise." Le régime va jusqu’à ouvrir un camp de concentration au Cap-Vert et instaurer un statut du travail national.

Défense de l’empire colonial

La fin de la Seconde Guerre mondiale met fin aux idées fascistes du chef. Mal à l’aise en public et taciturne, Salazar poursuit toujours ses opposants, mais cesse d’embrigader la population. À l’intérieur, il favorise l’économie. L’école consiste à apprendre aux enfants à lire et à écrire. À dix ans, ils sont envoyés dans les champs ou les usines. Résultat, la dictature garde un taux d’analphabétisme élevé et l’économie ne se développe pas.

"Au début des années 1970, le Portugal reste le pays le plus pauvre d’Europe occidentale. L’émigration atteint des niveaux très élevés, au point que la population commence à décroître pour la première fois depuis plusieurs siècles", commente Yves Léonard. En près de vingt ans, plus d’un million et demi de migrants portugais cherchent à trouver de meilleures conditions de vie et de travail dans le nord de l’Europe. Surtout, les jeunes hommes veulent fuir, souvent clandestinement, la conscription militaire en faisant "a salto" (le saut).

En 1961, le régime fait face à des révoltes sur ses territoires colonisés. En Angola, en Guinée-Bissau et au Mozambique, des guerres très violentes éclatent. Pour y faire face, Salazar envoie jusqu’à 150 000 soldats et oblige les jeunes hommes à suivre un service militaire de quatre ans. Malgré une communauté internationale hostile, Salazar reprend la théorie d’un sociologue brésilien et défend un lusotropicalisme : "les Portugais sont différents des autres peuples. Ils se sont mélangés dans les tropiques sans violence et sans racisme ni discrimination. La culture portugaise est universelle et symbole de résistance. Les dignitaires du régime ont suivi cette logique pour justifier le refus de décoloniser", déplore Victor Pereira.

Révolution des Œillets

Le régime perd peu à peu tous ses soutiens. Dans les années 1960, l’Église catholique critique une pauvreté endémique et se désolidarise du régime. Diminué par une attaque cérébrale, Salazar meurt en 1970. Épuisés, les militaires ne veulent plus faire la guerre. L’écrivain portugais Antonio Lobo Antunes n’avait pas de mots assez durs pour raconter cette guerre : "Dans le cul de Judas, dans les trous pourris que sont les points de couleur sur la carte d’Angola et les populations humiliées, transies de faim sur les barbelés, les glaçons dans le derrière, l’invraisemblable profondeur des calendriers immobiles…"

Le 25 avril 1974, les militaires sortent pacifiquement des casernes. Un œillet blanc à la main, ils prennent possession des lieux de pouvoir. "Personne ne sort dans la rue pour défendre la dictature. Un an plus tard, 92 % de la population vote pour élire l’assemblée constituante chargée d’écrire la nouvelle Constitution. L’adhésion à la démocratie est massive", conclut Victor Pereira.

La chaîne Histoire TV revient ce 17 avril sur la Révolution des Œillets en diffusant le documentaire inédit à 20h50 "Sous les œillets, la révolution portugaise". Un film qui permet de revivre minute par minute la fin de 41 ans d'une dictature qui, en l'espace d'une nuit et d'une journée, a volé en éclats. Cette diffusion sera suivie par celle d’un autre documentaire à 21h50, "Salazar, le Portugal à quitte ou double".


Geoffrey LOPES

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